Le 14 août 1945, à New York, sur Times Square, on célèbre la fin de la guerre du Pacifique et la capitulation du Japon. Le photographe Alfred Eisenstaedt est là, au cœur de la foule et immortalise un couple en train de s’embrasser, un marin et une infirmière. On ne voit pas clairement leur visage. Cette photo, V-J Day in Times Square sera publiée dans le magazine Life sept jours plus tard.
Eisenstaedt commente sa photo :
Je marchais au milieu de la foule, à la recherche de photos à prendre. J’ai repéré un marin qui venait dans ma direction. Il prenait toutes les filles qu’il croisait et les embrassait – aussi bien les jeunes femmes que les vieilles dames. J’ai ensuite remarqué cette infirmière, se tenant au milieu de la foule. Je me suis concentré sur elle, et comme je l’espérais, le marin s’est approché d’elle, l’a penchée en arrière et l’a embrassée. Si cette femme n’avait pas été infirmière, si elle avait porté des vêtements sombres, je n’aurais pas pris la photo. Le contraste entre la robe blanche de l’infirmière et l’uniforme noir du marin donne à la photo toute son émotion.
Le même jour, au même endroit, un autre photographe est là, le Lt Victor Jorgensen, alors journaliste à l’US Navy. Il prend la même photo, mais sous un autre angle. Nous voyons le couple et leurs visages de plus près, mais pas en entier. Sa photo, “Kissing the War Goodbye” sera quant à elle publiée par le New York Times, mais, réalisée dans le cadre de son travail au sein du gouvernement fédéral, elle tombera dans le domaine public.
60 ans plus tard, le sculpteur américain John Seward Johnson II s’inspire de la photo de Jorgensen et crée une série de statues, “Unconditionnal Surrender” (“Reddition sans condition”). La première statue, de près de 8 mètres, est exposée à Sarasota en Floride, en 2005. D’emblée, l’œuvre n’est pas du goût de tout le monde. On lui reproche d’être laide, indigne du site où elle est exposée et même de violer des droits d’auteurs. Mais Unconditionnal Surredender a également des partisans et la statue reste en place jusqu’à qu’elle soit endommagée par à un accident de la route le 6 avril 2012. On la retire pour la réinstaller 8 mois plus tard.
En 2007, une seconde statue arrive sur le port de San Diego, elle y restera jusqu’en mai 2012, date à laquelle on doit la restaurer. En Californie non plus elle n’a pas que des amis. On lui reproche principalement d’être kitch et d’encourager le tourisme bas de gamme car de nombreux couples viennent s’y photographier, imitant la pause du célèbre couple (un souvenir pas cher selon les détracteurs de l’œuvre !). Mais la même année les autorités du port de San Diego votent l’achat d’un nouveau modèle de l’œuvre, un bronze de 7.6 mètres de hauteur qui viendra remplacer l’ancienne version. Trois membres du conseil d’administration claquent la porte dans l’opération ! Le USS Midway Museum lève des fonds (1 million de dollars), la construction de la nouvelle statue est lancée et le 4 février 2013, le bronze est installé… au même endroit ! Entre temps, une autre statue a été érigée en 2010 à Hamilton dans le New Jersey.
En Août 2011, la statue débarque cette fois à Waikiki, à Hawaï pour faire route sur le USS Missouri jusqu’à Pearl Harbor où l’on célèbre le 66ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
En septembre 2014, la statue est également installée… en Normandie ! Vous pouvez la voir sur le Mémorial de Caen, notre musée de la Paix. Sachez que là encore, Unconditionnal Surrender connaît quelques déboires car l’association « Osez le féminisme » souhaite voir la statue retourner dans son pays d’origine sous prétexte que ce jeune et vaillant marin aurait agressé l’infirmière. La question semble légitime, d’autant plus que les conditions de ce baiser de légende restent encore aujourd’hui bien mystérieuses. Au delà de la polémique, le devoir de mémoire est d’éduquer, mais nulle question d’enlever la statue. Une information est donc apposée près de la sculpture dénonçant la violence faite aux femmes durant la seconde guerre mondiale.
Mais qui se cache derrière ces visages dissimulés sous ce fougueux baiser ?
A la fin des années 1970, une certaine Edith Shain sort de l’ombre et écrit au photographe Eisenstaedt pour lui révéler son identité et lui raconter son histoire. La jeune infirmière travaille à l’époque dans un hôpital de New York. La radio annonce la fin de la guerre et, accompagnée d’une amie, elle se rend sur Times Square pour participer à cette grande fête improvisée. Un marin la voit et l’embrasse. Elle se laisse faire, songeant tout simplement que ce courageux militaire s’était battu pour elle et son pays pendant la guerre.
Comme l’on pouvait s’y attendre, de nombreuses personnes affirmèrent par la suite être l’homme de la photo. Mais il faudra attendre le 3 août 2008 pour que, après de longues années d’enquête pointue, on puisse enfin connaître l’identité du marin. Selon Lois Gibson, une spécialiste médico-légale de la police de Houston, il s’agirait de Glenn McDuffie.
Ce jour là, il doit rendre visite à sa petite amie, prend le métro et passe par Times Square. Glenn est fou de joie, son frère va être enfin libéré ! Il saute dans la rue et, ivre de bonheur, il voit une infirmière qui lui ouvre ses bras. Glenn McDuffie , décédé le 14 mars 2014, raconte :
Je me suis approché et je l’ai embrassée, et j’ai vu un homme qui courait vers nous… J’ai pensé que c’était un mari ou un petit ami jaloux qui voulait me donner un coup de poing dans la figure. J’ai levé les yeux et j’ai vu qu’il prenait une photo, j’ai continué d’embrasser l’infirmière le temps qu’il la prenne.
Parallèlement à ces évènements, en 1980, une enquête est lancée par le magazine Life afin de retrouver le couple. Trois femmes et onze hommes viennent affirmer qu’ils sont les « héros » de la célèbre photo, dont Greta Zimmer Friedman et Greg Mendonsa (qui, le 14 août 1945, après avoir écumé quelques bars avec sa petite amie, aurait embrassé Greta de force). Lors de ces « retrouvailles », Greg propose à Greta de reprendre la pause pour une photo souvenir pour Life Magazine et elle refuse. Plus tard, en 2012, suite à la sortie du livre The Kissing Sailor de Lawrence Verria et George Galdorisi, Greta donnera plusieurs interviews dont une au journal britannique Daily Mail et une autre au New York Post :
Je ne l’ai pas vu approcher, et avant que je comprenne ce qui se passe, je me suis retrouvée enserrée comme dans un étau (…) On m’a attrapée. Cet homme était très fort. Je ne l’embrassais pas, c’est lui qui m’embrassait.
Toutefois Greta Zimmer Friedman avait affirmé en 2005 que si elle n’était pas amie avec le marin, ils s’envoyaient des bons vœux pour les fêtes et, interviewée par le journal Navy Times 7 ans plus tard, elle ajoute au sujet du baiser :
Il n’y avait pas de mal à ça. Ce n’était que des bonnes nouvelles, les meilleures qu’on ait eues depuis des années.
Le doute persiste donc quant à cette version des faits…
Le 14 août 2015 à New York a eu lieu le « Times Square Kiss-In », un évènement organisé par la Times Square Alliance et commémorant les 70 ans de la fin de la guerre, le V-Day, mais également bien évidemment le célèbre baiser immortalisé par Eisenstaedt et Jorgensen. A cette occasion, les couples, de toutes les générations, de toutes les religions et de toutes les nationalités, sont invités à venir s’embrasser sur la place publique en mémoire des forces armées américaines. Les 200 premiers couples inscrits remportent une casquette de marin et une rose !
Une nouvelle statue de Unconditionnal Surrender est installée de manière temporaire. Edith Shain, 87 ans, présente lors de l’évènement, embrasse tendrement un certain… Carl Muscarello, vétéran de la seconde guerre mondiale et retraité du NY Police Department vivant aujourd’hui en Floride. En 1995, Carl avait proclamé être le marin de la photo, ayant embrassé de nombreuses jeunes femmes sur Times Square ce fameux 14 août 1945 après avoir bu quelques verres de trop. La maman de Carl, après avoir vu la photo, était persuadée qu’il s’agissait bel et bien de son fils qui a fini par y croire lui même, même si ses souvenirs de cette journée n’ont jamais été clairs pour lui. Quant à la belle Edith, elle n’est sûre de rien, ou peut-être préfère-t-elle entretenir le mystère entourant cette photo légendaire :
Je ne peux pas dire que c’est lui. Je ne peux pas dire que ce n’est pas lui. Il n’y a aucun moyen de le savoir.
Une petite histoire qui rencontre la grande Histoire, qui commence par un fougueux baiser et qui se termine 70 ans plus tard par un autre très beau baiser… qu’avons-nous à savoir de plus finalement ?
- Photos : Julo40, Mel1202, Chawax, Walker 73